tirez un trait tirez! [ figuration 2 ]

nous tirons des traits des lignes des flèches paroles droites lancées debout devant loin au devant de nos pas semons nous pour demain l’idée à ne pas perdre ce qu’il aurait fallu faire et ne pas oublier surtout dans le limon de l’imprécis qui vient plus vite toujours plus imprécis qu’il n’y paraît

nous tirons des traits sur le passé un tel ou l’autre l’objet jeté parmi des opprobres et des injures les petites hontes les blessures nous tirons sur la ligne cousue des êtres et mésêtres nous tirons sur les fils et les filles pour qu’en adviennent d’autres plus vifs plus présents au présent lui-même puisqu’il court comme le vent nous tirons sur dieu mon dieu tous nos dieux morts nés s’achèvent

nous tirons filons poursuivons le vent le temps des ailes invisibles où sont tes ailes sous les nuages pleins et changeants nous toi moi elle à la ligne point du jour et au point dit une nuit où en est-ce une autre encore coulée lentement trop lentement pour le fuseau de la pensée et des doigts faiseurs

nous tirons nous tirons sur nos patiences et impatiences nous tirons à bout portant sur la tempe de l’humanité nous tirons sur des gestes comme des chiens et des porcs nous ça les qualités des accomplissements réels et rêvés mais cette corde passant en plein centre du corps cette ligne de fuite parfaite du courant du monde que nous pensons savoir sans jamais vraiment approcher passe et nous traverse bel et bien à un moment ou à un autre ou à un autre ou à un autre ou…

du fil du monde qui se tisse si rapidement que nul oeil ne puisse l’apercevoir le présent dans ta présence et le sens que tu ne te sais pas ce glissement des choses que tu n’avais pas vues et qui surgissent soudain comme le monde surgit à lui-même montagne grains de celle qui fait tempête dans le vers et l’eau traverse coule traverse coule par ce même fil regarde entre tes doigts coule

et les mêmes gestes recommencés encore et encore comme les gestes d’une Pénélope une Perséphone éternelle te souvient-il ou est-ce les gestes de l’archer tirant le même filin tirant fort pour tenter de retenir le moment unique et crucial de ce qui se nomme le déroulement mais tout tes morts mais tout est tout et tout est mort et la flèche tirée depuis longtemps la vois-tu dans ton corps en plein milieu fichée comme une corde qui te traverse en traversant le temps et l’univers

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regards/commentaires :

tirer des traits
– par Claire, mercredi 19 décembre 2012, 19:48

J’ai essayé de reprendre le texte en notant au fur et à mesure, mais il y a une telle rapidité et une telle richesse que j’y ai renoncé. L’essentiel n’est sans doute pas là, d’ailleurs, dans une tentative d’arrêter les images, de fixer les idées et les émotions, les ressentis corporels que provoque la lecture. L’essentiel est lié cette impression d’une sorte de dessin animé où le petit personnage (qui est nous) s’engage dans une suite fluide de gestes et d’interactions avec ces traits, ces lignes, ces fils, ces paroles, ces actes, cet espace qui l’entoure.

Je me suis rendu compte en le lisant de la multiplicité de sens de ces mots : traits, tirer, fil. Que tirer c’est à la fois entraîner quelque chose qui est derrière soi, lancer quelque chose devant soi, tuer, rayer, attirer. Que le trait est à la fois une ligne, une flèche, l’acte de traîner. Et de la multitude de fils, filins que nous tenons, tirons, cousons, décousons, derrière ou devant nous, horizontaux ou verticaux.

Mais le moment essentiel du texte pour moi, celui qui transperce et « déplace » le poème, c’est ce moment où la flèche tirée par l’archer semble traverser son propre corps, et l’entraîner dans son mouvement, comme un cordon ombilical commun qui traverserait l’humanité entière. Et si cette flèche est une parole, alors j’ai pensé que c’est ( entre autres) la parole du poème, de l’oeuvre d’art, qui n’atteint pas seulement notre cerveau mais le centre de nous-mêmes, de notre corps, et qui résiste au temps, traversant les générations et les pays.

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tirer des traits
– par Claire, jeudi 20 décembre 2012, 08:40

En fait, il me semble que tu es partie de « tirer un trait (sur le passé)/tirer une flèche ». Et ce petit personnage que je vois, cet archer, il a un geste : tirer une flèche de son carquois, dans son dos, la placer dans le fil du présent, l’arc, et la projeter violemment devant lui dans l’avenir par ce mouvement où il attire vers lui, vers sa poitrine, le trait vertical de la corde de l’arc.. On pourrait continuer je crois longtemps à creuser le poème.

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tirer des traits
– par Lina, jeudi 20 décembre 2012, 12:16 @ Claire

On peut comprendre aussi « tirer un trait » pour tenter de fixer le temps qui est meuble, insaisissable (« limon de l’imprécis »/ »glissement des choses »), on dit aussi « un tirage photographique », « tirer le portrait » …

Tirer pour se défendre de ce surgissement du temps qui, comme un fauve, « vient plus vite » qu’on ne l’attend, de « ce fil du monde qui se tisse si rapidement », de cet avénement des « choses qui surgissent soudain comme le monde surgit à lui-même »…
comme si nous n’avions trouvé autre chose, depuis l’origine, que ce geste prédateur pour avancer dans nos vies, tout en sachant que la flèche que nous tirons nous atteindra à notre tour – j’ai pensé au testament d’Orphée de Cocteau, à la fin du film il est rattrappé par la lance qui lui transperce le dos –

dans les Désarçonnés que je suis en train de lire, Pascal Quignard avance l’idée que, depuis qu’ils sont devenus chasseurs et tueurs de bêtes, une culpabilité originelle hanterait les hommes, leurs rêves, une hantise du retour de la proie sur son prédateur : « l’épouvante que l’humanité éprouve est que les fauves reviennent sur les chasseurs au cours d’une terrible chasse à l’envers » (p.179)
il écrit aussi  » En chinois le caractère signifiant homme est la flèche. La flèche du temps et la prédation sont synchrones à partir de la mort qu’elles ont infligée jadis, en même temps, soudain, sur l’autre être. » (p.182)

Oui c’est une texte très dense, un écheveau de sens !, j’ai essayé de tirer quelques fils ( cette homonymie dans la langue française entre le fils et les fils est étrange )

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tirer des traits
– par c., jeudi 20 décembre 2012, 15:47 @ Lina

ha! c’est vraiment très intéressant! je ne savais pas du tout pour le calligramme chinois de « homme ». c’est pour moi un trésor ce que tu me dis là, merci beaucoup!

je n’ai pas lu ce livre dont tu parles Lina…l’aspect de prédation est important c’est vrai, c’est probablement ce qui amène ce que Claire appelle « douleur » dans le texte, et c’est aussi ce que « joie » veut renverser, par un autre « faire » de ce mouvement des traits et des flèches, mouvement de l’univers lui-même, un « faire » autre qui n’est pas encore, je veux dire que peut-être ce serait sur le point de devenir ( c’est un peu comme un pressenti flou )… puis j’ajoute que mon approche est irrémédiablement féminin/féminin (et là, si on creuse on n’aura pas fini de sitôt 😉 )

merci beaucoup, Lina!

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tirer des traits
par c., jeudi 20 décembre 2012, 15:33 @ Claire

oui, tout à fait, et « le petit personnage » est une kyrielle dont je voyais les mouvements comme un vif kata ou une chorégraphie, répété autour de la planète depuis le genre humain… en même temps qu’une image du champ gravitationnel et du champs magnétique, leurs représentations usuelles mais ici, au lieu de la planète au centre, je voyais l’être humain au centre…puis il y a un peu l’idée que le geste posé sur/vers autrui et le monde est aussi posé vers/sur soi…

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tirer des traits
– par Claire, jeudi 20 décembre 2012, 19:29 @ c.

Oui. Et tout le poème vit dans le corps comme si on était en train de marcher, régulièrement et sans hâte, comme si on respirait et que les mouvements se présentaient en allant, chacun à son tour, dans la profonde concentration où sûrement tu étais en l’écrivant.

Je parlais de la douleur à cause de « tirer un trait » (sur….) et aussi parce qu’il y a une impression de transpercement central du corps, par ce trait qui a été tiré (et je trouve aussi du coup très juste l’association de Lina sur le chasseur chassé, transpercé par son propre trait), mais tout cela dans le mouvement, la joie du mouvement en avant, et son évidence.

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